LÉGENDE DE PÉROUSE 59-63

ÉLOGE DE LA MENDICITÉ

  1. Après son séjour à Sienne et à Celle de Cortone, le bienheureux François revint à Sainte-Marie de la Portioncule et se rendit ensuite, pour y séjourner, à Bagnara, au-dessus de Nocera, où l’on venait de construire une maison pour les frères ; il y demeura un certain temps. Mais ses pieds et même ses jambes s’étant mis à enfler à cause de son hydropisie, son état s’aggrava. Les gens d’Assise en furent informés et envoyèrent aussitôt quelques chevaliers à ce couvent, pour le ramener à Assise[1] ‘. Ils craignaient en effet de le laisser mourir là-bas et de devoir abandonner à d’autres la possession de son très saint corps. Les chevaliers ramenèrent donc le malade.

Au cours du voyage, ils firent halte dans un bourg du territoire d’Assise[2] pour le repas. Le bienheureux François descendit chez un homme du pays qui le reçut avec joie et charité. Les chevaliers parcoururent tout le village pour acheter des provisions : ils ne trouvèrent rien. Revenus près du bienheureux François, ils lui dirent. comme en plaisantant : « Frère, il va falloir que vous nous donniez de vos aumônes, car nous n’avons rien trouvé à acheter. » Le bienheureux répondit, dans un grand élan spirituel ; « Si vous n’avez rien trouvé, c’est que vous mettez votre confiance en vos mouches, c’est-à-dire en vos deniers, et non pas en Dieu. Mais retournez sans rougir dans les maisons où vous êtes passés : au lieu de demander des marchandises à acheter, demandez des aumônes pour l’amour de Dieu. Le Saint-Esprit agira en eux, et vous trouverez de tout en abondance.

Ils allèrent donc, et demandèrent l’aumône comme l’avait recommandé le saint Père. Hommes et femmes leur donnèrent largement et joyeusement de ce qu’ils avaient. Tout heureux alors, ils revinrent trouver le bienheureux François et lui racontèrent ce qui était arrivé. Ils tinrent la chose pour miraculeuse, car tout s’était passé comme il le leur avait prédit.

  1. Demander l’aumône pour l’amour du Seigneur Dieu : le bienheureux François considérait que c’était là une action de la plus grande noblesse, dignité et courtoisie devant Dieu et même devant le monde. En effet, tout ce que le Père céleste a créé pour l’utilité de l’homme, il continue de l’accorder depuis le péché, gratuitement et à titre d’aumône, aux dignes et aux indignes, à cause de l’amour qu’il porte à son Fils bien-aimé. Aussi le bienheureux François disait-il que le serviteur du Christ qui va demander l’aumône pour l’amour de Dieu doit le faire plus détendu et plus joyeux qu’un homme qui, voulant acheter quelque chose, dirait, pour faire preuve de courtoisie et de largesse[3]: « Pour un objet d’un denier, j’offre cent marcs d’argent[4]! » Et même il propose mille fois plus, le serviteur de Dieu : il offre, en échange d’une aumône, l’amour de Dieu en comparaison duquel toutes les choses de la terre et même du ciel ne sont que néant.

Avant que les frères se fussent multipliés, quand le bienheureux François parcourait le monde en prêchant, il n’y avait pas encore de couvents de frères dans les villes et les bourgs où il allait prêcher, et souvent il était invité à manger et à loger par quelque personnage noble et riche qui voulait lui témoigner sa dévotion. Il savait bien que son hôte avait préparé avec profusion, pour l’amour de Dieu, tout ce qui était nécessaire à son corps; cependant, à l’heure du repas, il allait mendier, pour donner le bon exemple aux frères et à cause de la noblesse et de la dignité de Dame Pauvreté. Il disait parfois à celui qui l’avait invité : « Jamais je ne renoncerai à ma dignité royale, à mon héritage[5], à ma vocation, à ma profession qui est celle de Frère
mineur : aller demander l’aumône. Même si je devais ne rapporter que trois rogatons, j’irais, car c’est là ma fonction et je veux l’exercer. » Et il quêtait de porte en porte contre le gré de son hôte. Il arrivait aussi que celui-ci l’accompagnât puis, s’adjugeant les aumônes recueillies par le bienheureux François, il les conservait comme des reliques, par dévotion pour lui. Celui qui écrit ceci a vu maintes fois le fait se reproduire, et il en rend témoignage.

  1. Un jour que le bienheureux François rendait visite au seigneur évêque d’Ostie – qui plus tard devint pape – il s’esquiva à l’heure du repas pour aller demander l’aumône, mais presque furtivement à cause dudit seigneur. Celui-ci, lorsque François revint, était déjà à table et il avait commencé le repas, car il avait invité quelques chevaliers, ses parents. Le bienheureux François posa ses aumônes sur la table de l’évêque, puis vint s’asseoir auprès de lui, car c’était la place que lui réservait ce seigneur quand il recevait le saint. L’évêque était un peu confus que le bienheureux soit allé mendier, mais il ne dit rien, à cause des convives. Quand le bienheureux eut mangé, il prit ses aumônes et les distribua, de la part de Dieu, aux chevaliers et aux chapelains de l’évêque. Tous les prirent avec grand respect. Les uns les mangèrent, les autres les conservèrent par dévotion pour le saint. En les recevant, ils retiraient même leur bonnet en signe de vénération pour lui. Le seigneur évêque se réjouit fort de cette dévotion, surtout que les aumônes n’étaient pas de pain blanc. Au sortir du repas, il emmena dans sa chambre le bienheureux François et l’embrassa avec une joie débordante, tout en lui disant : « O mon frère très simple, pourquoi m’avoir fait cet affront d’aller demander l’aumône ? Ma maison est aussi la maison des frères ! » Le bienheureux François répondit : « C’est un grand honneur que je vous ai fait au contraire, seigneur. En effet, quand un inférieur remplit bien sa charge et obéit à son seigneur, il rend hommage à la fois au Seigneur et à son prélat. » Et il ajouta : « Je dois être l’exemple et le modèle de vos pauvres[6]. Je sais que dans l’Ordre il y a et il y aura des frères, de vrais Frères mineurs par leur nom et par leur conduite, qui, pour l’amour du Seigneur Dieu et par l’onction du Saint-Esprit qui les instruit et les instruira de toutes choses, s’abaisseront en toute humilité et soumission au service de leurs frères. Mais il y en a et il y en aura aussi qui, retenus par la honte et la contrainte des usages mondains, dédaignent et dédaigneront de s’humilier, de s’abaisser à mendier et d’accomplir des besognes serviles. C’est pourquoi je dois, par mon comportement, instruire ceux qui sont entrés et entreront dans l’Ordre, afin qu’ils soient sans excuse devant Dieu, en ce monde et en l’autre. Aussi, quand je me trouve chez vous, qui êtes notre maître et notre pape, ou bien chez des grands et des riches de ce monde qui, pour l’amour de Dieu, m’offrent et m’imposent même leur hospitalité, je ne veux pas avoir honte d’aller quêter. Bien plus, c’est pour moi un titre de noblesse, une dignité royale et un honneur dont me gratifie le Souverain Roi. Lui, maître de toutes choses, il a voulu se faire pour nous le serviteur de tous. Riche et glorieux dans sa majesté, il est venu, pauvre et méprisé, dans notre humanité. Je veux donc que les frères présents et à venir sachent que j’éprouve plus de consolation intérieure et extérieure à m’asseoir à la pauvre table des frères, sur laquelle je vois les misérables aumônes recueillies de porte en porte pour l’amour de Dieu, qu’à prendre place à votre table, ou à celle d’autres seigneurs, chargée de toutes sortes de plats, alors même que c’est par dévotion pour moi que vous m’offrez cette profusion. Le pain de l’aumône, en effet, est un pain sacré, sanctifié par la louange et par l’amour de Dieu, puisque le frère qui va mendier doit commencer par dire : « Loué et béni soit le Seigneur Dieu ! » et qu’ensuite il doit dire : « Faites-nous l’aumône pour l’amour du Seigneur Dieu ! » Le seigneur évêque, très édifié par cet entretien avec le saint Père, lui dit alors : « Mon fils, agis comme bon te semble car le Seigneur est avec toi, et toi avec lui. »
  1. Le bienheureux François voulait, il le disait souvent, qu’un frère ne restât jamais longtemps sans aller mendier. Plus un frère avait été noble et grand dans le siècle, plus le saint Père était réjoui et édifié quand il le voyait aller à l’aumône et accomplir, pour le bon exemple, des besognes serviles. C’est ainsi qu’on faisait autrefois : dans les commencements de l’Ordre, quand les frères demeuraient à Rivo Torto, il y en avait un qui priait peu et ne travaillait pas, qui n’allait jamais, car il avait honte, demander l’aumône, mais qui mangeait bien. Le bienheureux François, considérant cette conduite, fut averti par le Saint-Esprit, que c’était un homme charnel. Il lui dit un jour : « Passe ton chemin, frère mouche, car tu veux manger le fruit du travail de tes frères, tout en restant oisif sur le chantier de Dieu. Tu es semblable au frère frelon qui ne récolte rien, ne travaille pas, et qui mange le fruit de l’activité des abeilles courageuses. » Il s’en alla, sans même demander pardon, car c’était un homme charnel.
  2. Pendant un séjour du bienheureux François à Sainte Marie de la Portioncule, un frère, homme spirituel, revenait d’Assise où il était allé quêter. Arrivé prés de l’église, il se mit à louer Dieu à pleine voix, avec beaucoup de joie. Le bienheureux l’entendit et sortit sur la route à sa rencontre ; plein de joie, il baisa l’épaule qui portait la besace remplie d’aumônes. Puis il la prit sur sa propre épaule et la porta dans la maison des frères. Là il déclara devant tous: « C’est ainsi que je veux voir mon frère s’en aller à la quête et revenir ; content et joyeux ! »

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[1] A une trentaine de kilomètres.

[2] Satriano, d’après 2 C 77.

[3] Raoul de Houdenc (1170-1230 env.), dans son Roman des Ailes, qui est comme un catéchisme de chevalerie, enseigne que nul ne pourra « en haut prix monter », si sa prouesse ne possède ces deux ailes : à droite l’aile de Largesse, à gauche l’aile de Courtoisie. Notion et doctrine courantes à l’époque : Micha, Une source latine du Roman des Ailes, dans RMAL 1 (1945) 305-309.

[4] Même parabole au § 3, mais pour un objet d’un denier on offrait cent fois sa valeur. La répétition du thème et la variété dans les éléments prouvent que c’était là une comparaison chère à François.

[5] Cf. 2 Reg 6 4.

[6] Vos pauvres : l’Ordre avait été confié au cardinal Hugolin qui était « gouverneur, maître, protecteur et correcteur de toute la Fraternité » : 2 Reg 12 3, et Test 33. – Dans la pensée de François, il lui tenait lieu de « pape » : c’est le sens de l’expression apostolicus noster, qu’il emploie un peu plus bas.

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