LÉGENDE DE PÉROUSE 46-48

MALADIES

  1. La saison favorable pour le traitement de ses yeux approchait[1] : le bienheureux François quitta ce couvent, bien que sa maladie le fit beaucoup souffrir. Il avait la tête couverte d’un grand capuchon que lui avaient confectionné les frères, et comme il ne pouvait supporter l’éclat du jour, il portait sur les yeux un bandeau de laine et de lin cousu au capuchon. Ses compagnons le conduisirent à cheval à l’ermitage de Fonte Colombo, prés de Rieti, pour consulter un médecin de cette ville, spécialiste des yeux. Cet homme vint examiner le bienheureux et lui dit qu’il faudrait cautériser la joue jusqu’au sourcil, pour soulager l’œil le plus atteint. Mais le saint ne voulut pas entreprendre le traitement avant l’arrivée du frère Elie[2]. On attendait ce dernier, mais il n’arrivait pas, retenu qu’il était par toutes sortes d’empêchements, et le saint hésitait à se laisser soigner. Finalement il fut bien obligé de céder, mais il le fit surtout par obéissance au seigneur évêque d’Ostie et au Ministre général. Il éprouvait une vive répugnance à s’occuper ainsi de lui-même : c’est pourquoi il voulait que la décision vînt de son Ministre.
  1. Une nuit que les douleurs l’empêchaient de dormir, il eut pitié et compassion de lui-même et dit à ses compagnons : « Mes très chers frères et mes petits enfants, supportez sans ennui la peine et la fatigue que vous cause mon infirmité. Le Seigneur se substituera à son pauvre serviteur pour vous récompenser, en ce monde et en l’autre ; il saura mettre à votre compte les bonnes oeuvres que vous aurez dû négliger pour me soigner ; vous en obtiendrez même une récompense plus grande que n’en recevront ceux qui rendent des services à tout l’ordre. Vous devriez même me dire : C’est à toi que nous prêtons, et c’est le Seigneur qui nous paiera tes dettes ! » Le saint Père parlait ainsi pour encourager et soutenir les faibles et les scrupuleux qui auraient pu penser : « Nous ne pouvons plus prier et ce surcroît de fatigue est au-dessus de nos forces ». Il voulait les prémunir aussi contre la tristesse et le découragement, pour leur éviter de perdre ainsi le mérite de leurs fatigues.
  1. Un jour, le médecin arriva, muni d’un cautère, pour lui soigner les yeux. Il fit allumer un feu, et il y plaça l’instrument pour le porter au rouge. Le bienheureux François, pour réconforter son âme et calmer son émoi, dit au feu : « Frère feu, le Seigneur t’a créé noble et utile entre toutes les créatures. Use envers moi de courtoisie à cette heure, car je t’ai toujours aimé et je continuerai à le faire pour l’amour du Seigneur qui te créa. Je prie notre commun Créateur de tempérer ton ardeur, que je puisse te supporter. » Et, sa prière terminée, il fit sur le feu le signe de la croix. Nous qui étions avec lui, nous dûmes nous enfuir tous, vaincus par l’émotion et la pitié ; le médecin demeura seul avec lui.

Après l’opération, nous revînmes et il nous dit : « Poltrons ! hommes de peu de foi ! pourquoi vous être enfuis ? En vérité je vous le dis, je n’ai senti aucune douleur, pas même la chaleur du feu. Si ce n’est pas assez cuit, qu’on recommence, et mieux encore[3] ! » Le médecin, observant qu’il n’avait même pas sursauté, considérait que c’était là un grand miracle ; il dit aux frères : « Et pourtant, c’est un homme fragile et malade ; pareille brûlure, j’hésiterais à la faire même à des gens robustes et sains de corps, de crainte qu’ils ne puissent la supporter, ainsi que j’en ai fait plus d’une fois l’expérience. » La brûlure était très étendue : elle allait de l’oreille au sourcil. Depuis des années, en effet, l’humeur s’amassait nuit et jour dans les yeux, et c’est pourquoi, sur le conseil de ce médecin, on lui avait ouvert les veines depuis l’oreille jusqu’au sourcil ; d’autres médecins étaient d’un avis opposé : ils jugeaient l’opération tout à fait contre-indiquée, ce qui se vérifia, car elle ne lui apporta aucun soulagement. Un autre lui perfora les deux oreilles : sans aucun résultat.

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[1] Le printemps dont il a été question § 42.

[2] Qui voulait être présent à l’opération : cf. plus haut, § 42.

[3] Réminiscence de l’humour enjoué de saint Laurent sur son gril : Assum est, versa et manduca, que saint Ambroise nous a transmis (De Off 1, 41), que Prudence a mis en vers dans son Peristephanon, qui est passé dans l’Office (Antienne à Magnificat), et que l’on retrouvera ensuite dans tous les sermons et dans toutes les Passions de saint Laurent. Cf. E.-R. Curtius, La littérature européenne et le m. â. latin, Paris 1956, Excursus lV-4, p. 525.

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