FIORETTO 42

CHAPITRE 42

 DES BEAUX MIRACLES QUE FIT DIEU PAR LES SAINTS FRÈRES, FRÈRE BENTIvOGLIA, FRÈRE PIERRE DE MONTICELLO ET FRÈRE CONRAD D’OFFIDA ; ET COMMENT FRÈRE BENTI­VOGLIA PORTA UN LÉPREUX QUINZE MILLES EN TRES PEU DE TEMPS, SAINT MICHEL PARLA AU SECOND, ET LA VIERGE MARIE AU TROISIÈME ET LUI MIT SON FILS DANS LES BRAS [1].

La province de la Marche d’Ancône fut anciennement ornée, comme le ciel d’étoiles, de frères saints et de vie exemplaire qui, comme les luminaires du ciel, ont illuminé et orné l’Ordre de saint François et le monde par leurs exemples et leur doctrine. Entre autres, il y eut d’abord frère Lucide l’ancien [2] qui fut vraiment brillant de sainteté et ardent de divine charité ; sa glorieuse parole, informée par l’Esprit-Saint, faisait de merveilleux fruits dans la prédi­cation.

Un autre fut frère Bentivoglia [3] de San Severino [4] ; comme il était en prière dans le bois, frère Massée [5] de San Severino le vit élevé en l’air à une grande hauteur. Ce mira­cle fut cause que ledit frère Massée, qui était alors curé, laissa sa cure et se fit frère Mineur, et fut de telle sainteté que, pendant sa vie et après sa mort, il fit beaucoup de miracles ; son corps repose à Marro [6].

Ce frère Bentivoglia, une fois qu’il demeurait seul à Trave Bonanti [7] à garder et à servir un lépreux, reçut du supérieur l’ordre de partir de là et de se rendre à un autre couvent, éloigné de quinze milles ; comme il ne voulait pas abandonner ce lépreux, avec une grande ferveur de charité, il le prit, le chargea sur son épaule et le porta, de l’aurore au lever du soleil, par toute cette route de quinze milles, jusqu’à ce couvent où il était mandé et qui s’appelait Monte Sanvicino [8]. Eût-il été un aigle, ce voyage, il n’aurait pu en si peu de temps le faire au vol ; ce divin miracle provoqua dans tout le pays un grand étonnement et une grande admi­ration.

Un autre fut Pierre de Monticello [9], que frère Servadea [10] d’Urbin, qui était alors son gardien au vieux couvent d’Ancône [11], vit élevé de terre corporellement à cinq ou six brasses, jusqu’aux pieds du crucifix de l’église devant lequel il était en prière. Ce frère Pierre avait jeûné une fois avec grande dévotion pendant le carême de saint Michel archange [12], le dernier jour de ce carême, comme il était en prière dans l’église, un jeune frère qui s’était caché exprès sous le maître-autel pour apercevoir quelque acte de sainteté, l’entendit converser avec saint Michel archange ; voici leurs paroles. Saint Michel disait : « Frère Pierre, tu t’es fidèlement fatigué pour moi, et tu as affligé ton corps en beaucoup de manières ; voici que je suis venu te consoler, pour que tu demandes telle grâce que tu voudras, et je te l’obtiendrai de Dieu. » Frère Pierre répondit : « Prince très saint de la milice céleste, très fidèle zélateur de l’honneur divin, miséricordieux protecteur des âmes, je te demande cette grâce de m’obtenir de Dieu le pardon de mes péchés. » Saint Michel répondit : « Demande une autre grâce, car celle-là je te la procurerai très aisément. » Et comme frère Pierre ne demandait rien d’autre, l’archange conclut : « A cause de la foi et de la dévotion que tu as en moi, je te procurerai cette grâce que tu me demandes et beaucoup d’autres. » Cette conversation achevée, qui avait duré longtemps, l’archange saint Michel partit, le laissant extrêmement consolé.

Au temps de ce saint frère Pierre, vivait frère Conrad d’Offida [13]. Comme ils étaient ensemble de compagnie dans le couvent de Forano [14] de la custodie d’Ancône, ce frère Conrad s’en alla un jour dans le bois pour contempler Dieu, et frère Pierre le suivit en secret pour voir ce qui lui adviendrait. Frère Conrad commença de se mettre en orai­son et de prier très pieusement la Vierge Marie, et avec beaucoup de larmes, de lui obtenir, de son Fils béni, cette grâce qu’il sentît un peu de cette douceur qu’éprouva saint Siméon, le jour de la Purification, quand il porta dans ses bras Jésus, le Sauveur béni [15]. Cette prière faite, la miséri­cordieuse Vierge Marie l’exauça ; et voici apparaître la Reine du ciel avec son Fils béni dans les bras, parmi une lumière très éclatante. Elle s’approcha de frère Conrad et lui posa dans les bras ce Fils béni ; il le reçut avec une très grande dévotion, l’embrassa, le baisa, le serra sur sa poi­trine, et il se consumait et se fondait en amour divin et en indicible consolation. Et de même frère Pierre qui, caché, voyait tout, sentit dans son âme une très grande douceur et consolation.

La Vierge Marie ayant quitté frère Conrad, frère Pierre retourna en hâte au couvent, pour n’être pas vu ; mais ensuite, quand frère Conrad y retournait tout en joie et en allégresse, frère Pierre lui dit : « O homme du ciel, tu as eu aujourd’hui une grande consolation. » Frère Conrad répon­dit : « Que dis-tu là, frère Pierre, et que sais-tu que j’ai eu ? – Je sais bien, je sais bien », dit frère Pierre, « com­ment la Vierge Marie avec son Fils béni t’a visité. » Alors frère Conrad qui, dans sa véritable humilité, désirait garder secrètes les grâces de Dieu, le pria de ne le dire à personne. Et il y eut depuis lors un si grand amour entre eux deux, qu’il semblait qu’ils n’eussent en toutes choses qu’un cœur et une âme.

Ce frère Conrad délivra une fois par ses prières, dans le couvent de Sirolo [16], une femme possédée du démon, après avoir prié pour elle toute la nuit et être apparu à sa mère ; au matin, il s’enfuit pour n’être pas trouvé et honoré par le peuple.

A la louange du Christ. Amen.

Chapitre 43

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[1] Actus, 53 ; titre : Comment la bienheureuse Vierge apparut à frère Conrad dans le bois de Forano.

[2] Ce frère Lucide est cité à plusieurs reprises dans le traité des Conformités de Barthélemy de Pise, AF IV, p. 256, 283, 515, 618 ; il avait un très grand amour pour la solitude ; il aurait été persécuté en 1243 comme zélateur, cf. Speculum perfectionis, 85.

[3] Frère Bentivoglia, de la famille de Bonis, serait mort le 25 décembre 1288 ; fête le 6 avril.

[4] Petite ville entre Fabriano et Macerata.

[5] On ne sait rien de plus sur ce frère.

[6] Non loin de Camerino.

[7] Ponte della Trave, à deux lieues environ au sud de Camerino.

[8] Comme il n’est pas certain qu’il y ait eu un couvent sur le Monte Sanvi­cino, à l’est de Fabriano, les Pères de Quaracchi, dans leur édition de la Chronique des XXIV Généraux, p. 409, n. 6, ont indiqué qu’il s’agissait de Potenza Picena, prés de l’Adriatique, au sud de Lorette ; mais de Ponte della Trave à Potenza Picena, il y a plus de cinquante kilomètres.

[9] Frère Pierre de Monticello mourut vers 1304, au couvent de Sirolo, entre Ancône et Recanati ; fête le 14 mars ; voir chap. 44. Monticello, aujourd’hui Treja, à trois lieues environ à l’ouest de Macerata.

[10] Ce frère est appelé Servusdei dans le traité des Conformités, VIII, 2e par­tie, et XI, 2e partie, IV. p. 276 et 513 ; on ne sait rien de plus sur lui que ce qui est rapporté ici.

[11] Il y avait deux couvents de frères Mineurs à Ancône.

[12] Saint François avait une grande dévotion à saint Michel, et c’est pendant le carême de saint Michel, « qui commençait à la fête de l’Assomption », qu’il reçut les stigmates ; voir la IIe et la IIIe Considération sur les stigmates.

[13] Frère Conrad d’Offida, entré dans l’Ordre en 1256, mourut à Bastia, près d’Assise, le 12 décembre 1306 ; fête le 16 décembre ; voir chap. 42 et 44. Offida, à trois lieues environ au nord-est d’Ascoli Piceno.

[14] Entre Macerata et lesi.

[15] Cf. Lc 2 25-35.

[16] Voir plus haut, n. 9.

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