ANONYME DE PÉROUSE 6, 21-30

CHAPITRE VI

DU GENRE DE VIE DES FRÈRES ET DE LEUR AMOUR MUTUEL

25a. – Lorsqu’ils se retrouvaient c’était une gaieté et une joie spirituelle débordantes[1] : ils en oubliaient toutes leurs épreuves et la cruelle indigence qui les tenaillait.

25b. – Chaque jour ils s’adonnaient avec zèle à la prière et au travail manuel, afin d’éloigner d’eux jusqu’à l’ombre de l’oisiveté, cette ennemie de l’âme[2]. Et chaque nuit, avec le même zèle, ils se levaient à minuit, selon la parole du Prophète : « Au milieu de la nuit je me levais pour chanter ta louange. »[3], Et ils priaient dans un grand recueillement, souvent accompagné de larmes.

25c. – Ils s’aimaient mutuellement d’un indicible amour : chacun était aux petits soins pour son frère et pourvoyait à ses besoins tout comme une mère est aux petits soins pour son fils et le pourvoit du nécessaire[4]. Ils brûlaient d’un tel feu de charité que ce leur semblait chose facile de faire don de leur personne non seulement pour l’amour de notre Seigneur Jésus-Christ[5], mais aussi pour celui de leurs frères. Et de le faire de grand cœur !

26a. – Un jour, par exemple, que deux frères cheminaient ensemble, ils croisèrent un fou qui se mit à leur lancer des pierres. L’un d’eux, voyant que c’était son frère qu’elles frappaient, s’élança aussitôt pour le couvrir de son corps : telle était l’ardeur de son amour fraternel qu’il préférait mille fois recevoir les coups que de les laisser à son frère. C’est ainsi qu’ils se comportaient les uns envers les autres, et pas seulement dans ce cas mais dans bien d’autres semblables.

26b. – Enracinés dans la charité et l’humilité, et fondés sur elles[6], chacun révérait l’autre comme son maître et seigneur. Et ceux que signalaient leur fonction ou leurs capacités, se reconnaissaient à leur plus grande humilité et leur souci de toujours prendre la dernière place[7].

26c. – Tous, d’ailleurs, se jetaient à corps perdu dans l’obéissance : on n’avait pas ouvert la bouche, pour leur donner un ordre, que déjà leurs pieds étaient prêts à voler à la course, et leurs mains, à l’ouvrage. Quoi que ce fût qu’on leur commandât ils tenaient l’ordre reçu comme l’expression de la volonté du Seigneur, et tout, dès lors, leur paraissait d’une exécution aisée et délectable.

26d.- Ils se gardaient contre tout mouvement d’égoïsme et se les reprochaient durement à eux-mêmes sans qu’il leur fût besoin du reproche d’autrui[8].

27a. –Si, par exemple, un frère avait pour un autre un mot qui pût lui déplaire, il en concevait de tels remords qu’il lui fallait, pour retrouver la paix de sa conscience, reconnaître publiquement son tort et, couché sur le sol, obtenir de l’offensé – qui n’en pouvait mais ! – qu’il lui appuyât le pied sur le bouche. Si l’autre s’y refusait obstinément et que l’offenseur était son supérieur, il le lui ordonnait ; et s’il ne l’était pas, il lui en faisait donner l’ordre par le supérieur. Ils agissaient ainsi pour dissiper entre eux tout mauvais vouloir et maintenir intact leur parfait amour mutuel. De même, à chaque vice ils s’efforçaient d’opposer, la vertu contraire[9].

27b. – Tout ce qu’ils avaient, livre ou tunique, était à leur commun usage, et, selon la tradition de la primitive Eglise apostolique, nul n’aurait jamais revendiqué quoi que ce soit comme lui appartenant en propre[10].

27c. – Alors qu’ils n’avaient pour richesse qu’une extrême pauvreté, ils donnaient avec largesse, partageant de bon cœur les aumônes reçues avec tous ceux qui leur demandaient pour l’amour de Dieu.

28a. – Quand ils allaient par les chemins et rencontraient des mendiants qui les sollicitaient, s’ils n’avaient rien d’autre sous la main certains leur abandonnaient un morceau de leur habit. L’un d’eux arracha le capuchon de sa tunique pour le remettre à un pauvre qui l’implorait ; un autre en détacha une manche et fit de même ; d’autres encore déchiraient une pièce quelconque de leur tunique pour en faire don. Et cela, par fidélité à la parole de l’Evangile : « Donne à quiconque te demande. »[11]

28h. – Un jour, un mendiant se présenta à la chapelle de Sainte-Marie de la Portioncule où résidaient les frères, et leur demanda l’aumône. Il y avait là une pèlerine qui avait appartenu à l’un d’eux lorsqu’il était encore dans le monde. Le bienheureux François invita donc le frère qui en avait été le propriétaire, à en faire cadeau à ce pauvre. Ce que le frère fit sur-le-champ et de grand cœur. Remarquant la bonne grâce et la déférence avec lesquelles il avait fait cette aumône, le bienheureux François crut la voir monter droit au ciel[12], et se sentit soudain plein d’un nouvel allant.

29a. – Quand des riches de ce monde se commettaient avec les frères, ceux-ci les recevaient avec joie et affabilité : ils leur faisaient fête, s’ingéniant ainsi à les détourner du péché et à les amener à faire pénitence.

29b. – Les frères de ce temps-là demandaient en grâce qu’on ne les envoyât surtout pas dans les contrées dont ils provenaient, désireux qu’ils étaient d’éviter la fréquentation et l’intimité de leur famille et de se conformer à la parole du Prophète : « Je suis devenu un étranger pour mes frères, et un inconnu pour les enfants de ma propre mère »[13].

29c. – Leur pauvreté les transportait d’allégresse, car ils ne convoitaient d’autres richesses que les éternelles. Jamais ils n’avaient d’or ni d’argent : ils avaient rejeté tous les biens de ce monde, mais la monnaie, plus qu’aucun autre, ils la foulaient aux pieds[14].

30a. – Un jour, alors qu’ils résidaient à Sainte-Marie de la Portioncule, des passants entrèrent à la chapelle et, à l’insu des frères, laissèrent sur l’autel quelques pièces de monnaie. Un frère, y entrant à son tour, les vit et les déposa sur l’appui d’une fenêtre de la chapelle. Un autre frère aperçut cet argent, là où le premier l’avait mis, et en fit part à saint François.

30b. – Là-dessus, celui-ci déclencha toute une enquête pour découvrir quel était le frère qui avait remisé là ces pièces. Quand on lui eut mis la main dessus, il le fit appeler et lui dit : « Qu’est-ce qui t’a pris de faire pareille chose ? Ne savais-tu pas, toi, que j’interdis aux frères non seulement de se servir d’argent mais même d’y toucher ? » Ainsi repris, le frère s’inclina, puis, à deux genoux, confessa sa faute et demanda une pénitence. Le Saint alors lui ordonna de retirer de la chapelle ces monnaies en les prenant avec la bouche, et de les emporter ainsi jusqu’au premier crottin d’âne qu’il pourrait trouver, et là, sur le crottin, de les y déposer, toujours avec la bouche. Le frère lui obéit point par point. Et le bienheureux François profita de l’occasion pour rappeler fermement aux frères que, partout où ils rencontreraient de l’argent, ils devaient passer outre et n’en faire aucun cas[15].

30c. – Ils vivaient donc ainsi dans une joie perpétuelle, puisqu’ils n’avaient rien qui pût leur créer de soucis. Et plus ils se détachaient du monde, plus aussi ils étaient unis à Dieu. Vraiment, ces frères s’engagèrent dans la voie étroite[16] ; ils y ouvrirent un raccourci et en nivelèrent les aspérités : ils taillèrent leur route dans le rocher, la défrichèrent dans la broussaille, et c’est ainsi qu’à nous qui les suivons, ils ont laissé un chemin praticable.

Chapitre 7

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[1]    Cf. 1 Reg 7/15-16.

[2]     1 Reg 7/10-12 ; 2 Reg 5/1-2 ; cf. Test 20-21.

[3]     Ps 119/62.

[4]    1 Reg 5/13-14, 9/11, 11/5 ; 2 Reg 6/8.

[5]     Cf. 1 Reg 16/10-11.

[6]    Ep 3/I7.

[7]    Cf. 1 Reg 5/12.

[8]    Cf. 1 Reg 11/11-12.

[9]    Cf. Adm 27 ; SV 9-14.

[10]     Ac 4/32.

[11]    Lc 6/30 ; 1 Reg 14/6.

[12]    Cf. 1 Reg 9/9 ; 1 Let 30-31.

[13]     Ps 69/9.

[14]     Cf. 1 Reg 8/6.

[15]    1 Reg 8/3, 6-8, 1 1. Cf. 1 Reg 2/6 ; 2 Reg 4/1,3, 5/3.

[16]    Mt 7/14 ; 1 Reg 11/3. Cf. supra 8d.

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